« Le rap, c’est l’artillerie lourde de la philosophie »


Interview du philosophe Vincent Cespedes réalisée par Stéphanie Pahud, linguiste. 
 
(Cet article a été publié la première fois sur bonpourlatete.com)


Vincent Cespedes a toujours eu à cœur de faire descendre la philosophe dans la rue : son dernier clash désobéissant n'est cette fois-ci pas un livre, mais... un mini-album de rap conscient, qu’il signe derrière le blase de VIINCΞ. Le compositeur émérite (orchestres contemporains, musique de séries TV et de ballet), nous explique quelques jours avant la sortie du premier single, « On n’a pas », comment il mélange ses activités créatrices.  

SP : Votre album sort le 13 octobre prochain. Il s’appelle « Microliberté ». Pourquoi ?

VC : C’est un mot qui se trouve dans les paroles d’un des titres, « Rocket Child » : « Chaque microliberté arrachée au Destin / Est un maxi-pouvoir dans le creux de ta main ». Ce rap est dédicacé à mon fils aîné, Timau (4 ans et demi). Il évoque le thème du libre arbitre et de son émergence chez l’enfant, thème qui reste à mon sens trop peu abordé. Une « microliberté », c’est un petit exercice de libre arbitre presque « pur », où le conditionnement parental est le moins présent possible. C’est la liberté d’un bébé, d’un enfant, qui va faire quelque chose par et pour lui, sans avoir besoin d’être mû par un surmoi, un devoir, une tendance inculquée.

Pour répondre plus globalement, il y a deux concepts dans ma vision du monde, deux grandes polarités métaphysiques, qui sont indéfinissables : la vie, dans toute sa concrétude, jusqu’à la chair, et la liberté, dans toute son irrationalité, jusqu’au vertige. Deux impensables qu’il faut pourtant penser. Comment la vie dans sa puissance d’énergie, de déploiement, est-elle capable de s’auto-engendrer, de se régénérer ? La vie comme la liberté sont intimement liées à la philosophie, qui est d’abord un exercice de courage, d’engagement, de libre créativité. Être au contact de la philosophie doit rendre plus libre et plus vivant.

SP : Vous n’avez pas peur que VIINCΞ discrédite Vincent Cespedes ?    

Je ne réfléchis pas ni en termes de « cible » ni en termes de « crédibilité ». Ces raps sont un bout de mon œuvre créatrice, philosophique comme musicale. Je vise une cohérence interne, globale. J’ai une vision systémique de mon travail. La philosophie doit être une prise de risque intellectuelle et éthique capable d’inventer des actes inédits. Le vrai grand risque de « brouillage d’image » – si l’on peut dire –, je l’ai pris avec mon tarot philosophique, Le Jeu du Phénix. Tout d'un coup, des cartes, des symboles, du hasard : ça renvoyait à un folklore peu rationnel, selon certains. J'ai assumé, et ce jeu spécial ne cesse depuis de me surprendre et, à ma grande joie, il inspire de nombreux artistes et intellectuels. Le rap est davantage une continuité pour moi, je ne m'y « mets » pas : j’en fais depuis vingt-cinq ans. J’ai écrit de la philosophie parce que j’étais gorgé de rap. En 1995, quand j’écrivais mon mémoire de maîtrise, « Phénoménologie de l’abandon », j’écoutais des groupes comme Assassins, Ministère Ämer, Express D, IAM ou NTM en boucle.

SP : Pourquoi cette fascination pour le rap ?

VC : Le rap est l’exercice philosophique majeur, son artillerie lourde, plus « fort » (en termes d’impact) que des conférences ou des livres. Des textes condensés qui doivent dire des choses, un mélange de poésie, d’ivresse du dire et de vérités aiguisées. Le rap redonne corps à la raison, et rend la pensée jubilatoire. C'est la victoire de Cicéron, Ramus ou Nietzsche sur Aristote, Descartes ou Kant. Avec le rap, on plonge dans la matière des mots, de l’émotion et de l'éloquence et du rythme. Le rap, c’est la répétition mais sans redondance, ce qui correspond à une définition de l’art : l’art doit pouvoir se répéter à l’infini sans lasser. On doit pouvoir contempler du Kandinsky ou du Miró à l’infini, mais sans ressassement. On peut écouter des milliers de fois un bonne chanson sans en épuiser le sens ni la beauté. J’ai toujours traité mes textes comme des lyrics, des textes de rap. Dans tous mes livres, il y a des pages de rap crypté, avec des paronymies et des rimes. La première phrase de Mélangeons-nous. Enquête sur l’alchimie humaine (Maren Sell, 2006), annonce d’ailleurs clairement la couleur : « Transporté par la magie verbale du rap et par d’autres symptômes, j’ai tenté quatre essais pour voir où mon jeu m’emporte, et un roman ». Dans mon roman Maraboutés (Fayard, 2004) – lyrics de 630 pages –, il y a trois personnages principaux, apprentis dans trois disciplines différentes : la philosophie, la politique et le rap. Le rap a un réel pouvoir de transformation de celui qui l’écoute. Il est puissamment vivant, incantatoire, incarné, psychophage parfois. Il prend le corps, des trippes au cerveau. Avec le rap, qui souvent dit le bien et dénonce mal, on est pleinement dans le politique, la poésie et l’éthique. C’est la jouissance des mots qui tournent en boucle façon mantras et deviennent de nouveaux proverbes, de nouvelles expressions idiomatiques. Le rap popularise et invente des trouvailles expressives, jusqu’à faire entrer le nouvel argot et le parler populaire dans les dictionnaires.

SP : Vous mélangez arabe, verlan, langue des jeunes, français standard ? Vous revendiquez une langue hybride ?

VC : Je suis né et j’ai grandi dans le 93, en Seine-Saint-Denis. J’ai toujours étépartagé entre une culture « d’élite » et des amis issus des classes populaires. J’étais le gars qui n’était pas à l’école du quartier, mais qui allait prendre son bus tout seul dès 9 ans pour aller à l’école à Paris. J’étais l’un des seuls amoureux de rap dans mon lycée d’excellence, le seul « zoulou » (comme on disait alors). J’ai écrit des raps sur les tables pendant toute ma scolarité, toujours en grand écart entre l'élite et les bas-fonds, le bien-dire et le maldire, la compétition et la marge. Aujourd’hui, vivant en lien avec des ados et des enfants, je circule dans un bain d’hybridité quotidien.
Je revendique aussi l’humour. Dans des descriptions lyriques, je place des mots qui n’ont pas le droit d’être là pour provoquer un saisissement. Prendre langue, et la tordre ; éprouver sa ductilité. Bien sûr qu’il y a un rapport arbitraire, conventionnel, entre les mots et le monde. Mais la langue subit une sélection « darwinienne » à travers ses mots, centrée sur l’expressivité phonétique. Quand les mots n’expriment pas affectivement, musicalement, ce qu’est la chose, alors le peuple des locuteurs change peu à peu de mot, sélectionne d’autres synonymes, ajuste le tir pour que les sons touchent au plus près du cœur. Il y a une cohérence phonétique, sous-estimée en linguistique ; c’est elle que le rap explore magistralement.

SP : L’un des quatre titres de votre album, « Rocket Child », décrit une vision alternative de la parentalité. En quoi se distingue-t-elle ?  


VC : En matière d’éducation des enfants, un de mes amis m’inspire, le psychopédagogue Michel Lobrot (aujourd’hui âgé de 93 ans). Il explique que les parents devraient être transparents. Plutôt que d’être en pure positivité et en pure force-modèle, un parent devrait être un camp de base, un refuge arrière, qui se mêle des choses quand ça ne va pas mais qui, quand ça va, ne doit pas être la référence absolue pour son enfant. C’est ce que j’applique avec mes deux garçons. Je suis là si besoin, disponible sur demande, mais j’essaie de ne pas être un guide incontournable et omniprésent, un horizon indépassable. Je pense qu’il est important de mélanger les enfants avec le plus de monde possible, le plus de référents possibles, de ne pas vouloir s’arroger une posture égotique, ni enfermer l’enfant dans les prérogatives d’un modèle parental étouffant. Les parents doivent par ailleurs transmettre et incarner un rapport au temps paradoxal : à la fois « bouffer la vie » et « prendre son temps ».

SP : Dans « On n’a pas », vous interrogez le « on » qui nous coupe du « nous ». C’est une dénonciation du narcissisme 2.0 ?


Le problème de la démocratie actuelle, c’est qu’on n’arrive plus à faire du « nous », du « vivre-ensemble dans la dignité », comme le dit le philosophe tunisien Fathi Triki dans son prochain livre, Vouloir vivre, que j’ai l’honneur de préfacer. On fait du « on », chacun derrière ses écrans, à s’envoyer des infos, à relayer, à buzzer, à être assez irresponsable au niveau du partage d’une post-vérité qui n’en est plus une, car fille de l’émotion. Avec le « on » hypercapitaliste, performant, stérile et impersonnel, nul ne dialogue véritablement. Il y a peu d’espace pour la contradiction constructive. Il y a une sorte de fatalité contre-fraternelle, une « chape de on ». Tout mon engagement se résume à recréer du « nous », dans lequel il y a un espace de délibérations puisqu’il y a une pluralité : le « on », bloc fictif et néanmoins monolithique, ne peut pas s’auto-contredire, alors que nous pouvons nous contredire, lutter, résister, créer, penser autrement. C’est dans la différence que la critique, l’alternative, le non-alignement et le mélange restent possibles. J’ai envie que ce que je crée – livres, conférences, applis ou raps – boostent l’ego collectif vers plus de créations et de générosité.

Pour revenir à la nation galvaudée de « narcissisme »... Je suis dans un narcissisme radical. Les autres, c’est moi. Ce sont les mots de Térence dans l’Héautontimoroumenos (163 av. J.-C.) : « Je considère que rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». Moi je dirais que rien de ce qui est étranger se situe en-dehors de moi. J’aime les autres parce que je me vois dans les autres. Je suis ébahi, comme Narcisse, par la beauté des autres, parce que c’est ma beautépossible, aussi. Je veux guérir les autres parce que c’est me guérir mi-même. Comme l’exprime le philosophe anarchiste russe Michel Bakounine, je ne peux pas être libre si les autres ne le sont pas. La grande question, c’est comment éviter le solipsisme, le repli théorique sur soi-même. Il faut que les autres existent, et que moi, en tant que « moi » égocentré et vampirique, je n’existe pas. C’est un narcissisme qui va jusqu’à la noyade, comme le mythe. Il faut se diluer, noyer son identité figée, cette baudruche qui flotte à la surface. Le « moi » doit être dilué dans les autres, se faire Je(u) fluide, miscible, en devenir. Ce qui n'exlue pas le jugement critique, mais ce qui le met dans un flow de tolérance et de subversion à soi. Si l’on veut radicaliser ce néo-soufisme, on oserait dire : « Je ne suis que l’interaction de tous ceux que j’aime. Ceux qui m’aiment me font », au sens ontologique du terme. Voilà ma définition de l’identité : « je ne suis qu’un Je(u) : la somme toujours mouvante et changeante des gens que j’aime ».

SP : Vous aspirez à une révolution ? 

VC : La révolution à laquelle j’aspire, c’est la « dévolution » : la révolution par la philosophie et le désir. Le « déroulement » libre de contre-idées alternatives et nouvelles, si vous préférez. Une sorte de fluidité idéologique du peuple, le fait que rien ne va se cristalliser en dogmes, s’enkyster en catéchismes. Une « restitution » (dévolución et restitución sont synonymes en espagol) de la puissance insurrectionnelle et intellectuelle du peuple, de sa noblesse et de sa dignté, pour lors confisquées. La « néorésistance » serait ainsi la militance pour la bonne santé dévolutionnaire du peuple, ce en quoi elle mixe la culture, la politique et la philosophie. En ce sens, le rap est d'essence dévolutionnaire, du moins celui qui m'intéresse ; même s'il combine l'urgence, les clichés, l'insulte, il y a toujours une remise en flux (et donc en colère, en espoir) de l'ordre figé. Les idées vivantes évoluent au gré des expériences de tous, et certainement pas que de l’élite. Des confrontations à des expériences nouvelles produisent des idées nouvelles, naturellement. La bonne santé philosophique de la démocratie, c’est une bonne digestion du monde, qui produit de la culture – production d’un peuple qui vit et qui arrive à penser ce qu’il vit. On ne fait jamais la révolution pour « libérer » des peuples et partager l’argent ; sans dévolution restaurée et saine, une révolution ne fait que changer violemment ceux qui dominent. Un jeu de chaises tournantes, parfois sanglant. Le vrai changement, celui qui améliore durablement notre sort commun, consiste à réveiller et favoriser la dévolution, le courant naturel des pensées des citoyens, évoluant à même la vie, optimisant par l'intelligence collective (et aujourd'hui, « connective »). Le rap comme la philosophie participent de cette démocratie dévolutionnaire, de cette dévolution permanente. Dès que le flux d’idées est bloqué, phagocyté, truqué, marqueté par des médias et des experts à la solde du pouvoir financier, la mobilisation citoyenne, la néorésistance et la contestation sous toutes ses formes apparaissent comme nécessaires pour remettre la dévolution en mouvement.
 


BONUS

Petit florilège non-exhaustif des mots et expressions de Microliberté. 
 
· La « hess » : de l’arabe, la « misère », la « galère ». Mis en lien avec « roles-cass », « casseroles » : « Non qu'il faille traîner la hess ou des roles-cass... ».

· Le « nel-tu » : verlan de « tunnel » ; mais alors que dans le « tunnel » on entre dans le noir et l’on s'y noie, dans le « nel-tu », on est déjà entré et l’on voit la lumière au fond ; le « n » nocturne est le point de départ ; le « u », qui est la voyelle la plus resserrée, brille au loin.

· « Dabber » : effectuer un « dab », un signe de victoire à la Paul Pogba. Joli paronyme du verbe antonyme « bader » : « déprimer ».

· « Déso pas déso » : faussement désolé, signe d'une compassion navrée qui s'affiche volontairement comme hypocrite.

· « Peufra » : le verlan de « frappe » : une fille « canon », une « bombe ». 

· « Zer-mi » : le verlan de « misère ». Mis en liens directs (phonétique comme sociologique) avec la « zon-pri », la « prison ».

· « Piquouse » : argot pour « piqûre » (notamment celle du toxicomane).

· « Rem-ha » : le verlan de « harem ».

· « Big-dataïser » : néologisme, transformer la vie des internautes en données à vendre aux annonceurs et à analyser.

· « Ça passe crème » : comme une lettre à la poste.

· « Au BDR » : « au Bout Du Rouleau ».

· « TKT » : langage SMS pour « T'inquiète [pas] ! ».

· « Selflic-society » : la société qui surveille et réprime (« flic ») par les selfies insouciants que les individus postent sur les réseaux. La servitude volontaire de l'époque, en somme ! Mis en parallèle avec un autre néologisme : l'« autopromo-branlette »...

·  « Faire crari » (du romani « kré rharhi », « tu fais semblant ») : faire semblant.

·  « YOLO ! » : sur le modèle de « yallah ! », cri de joie et de victoire, mais avec l'acronyme de
« You Only Live Once » (« Tu ne vis qu’une fois ») ; dans le texte, cri qui accompagne l’entrée de l’enfant dans la société (l'école maternelle, puis le monde des adultes).

·  « Ours-garou » : parent qui joue à faire peur à son enfant, qui challenge sa peur de façon ludique ; le terme questionne l’éducation émotionnelle. Le gentil nounours se change en ours, et cette métamorphose joyeuse et effrayante passe par toutes les nuances du rire à l'effroi.
 
 
 
 
 
 
 
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